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(1450-1900)

Memorandum on the dispute between the Parisian and the provincial booksellers, Paris (1690s)

Source: Bibliothèque nationale de France: Mss. Fr. 22071 n° 177

Citation:
Memorandum on the dispute between the Parisian and the provincial booksellers, Paris (1690s), Primary Sources on Copyright (1450-1900), eds L. Bently & M. Kretschmer, www.copyrighthistory.org

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28 transcripted pages

Chapter 1 Page 1


                        MEMOIRE sur la contestation qui
est entre les libraires de Paris et ceux de
Lyon au sujet des privileges et des continuations
que le Roy accorde pour l'impression des livres.
      Ce n'est pas d'aujourd'hui que le Con[seil] entend parler
des contestations des libraires sur les privilèges & les
continuations que l'on obtient pour les impressions des
livres, et s'il ne les a pas encore terminées c'est sans
doute parce qu'on n'a pas eu soin de lui en bien expliquer
la nature et l'usage.
      Il semble d'abord par ce mot de privilege que l'on ne
doive entendre qu'une grace particuliere fondée veritablement
sur quelque merite, mais qui ne laisse pas d'etre une exception
du droit public. C'est neanmoins tout le contraire dans
la librairie. Car encore que d'un costé cette grace tienne
lieu d'une recompense aux particuliers qui risquent leur
bien et qui emploient leurs soins et leurs peines a mettre
quelques bons ouvrages au jour, le public en recoit &
jouit d'un avantage d'autant plus considerable, qu'il n'auroit
point joui de cet ouvrage sans les risques et les depenses,
les soins et les peines de ces particuliers qui leur en
acquierent un droit et une sorte de propriete que l'on ne
peut leur envier sans injustice. Pour comprendre ces
verités a fond et voir distinctement ce que c'est que les
privileges, il faut savoir que le commerce de la librairie
consiste en deux sortes de livres, et qu'il y a aussi
deux sortes de privileges.
      Tous les livres que l'on imprime se reduisent a deux
especes qui se distinguent en sortes communes et en
sortes particulieres.
      Les sortes communes composent tous les livres &
tous les livres composez par les anciens qui ne s'y sont reservés


Chapter 1 Page 2


aucun droit, ou par les etrangers qui ne s'en sont point
acquis en France, ou enfin par les autres autheurs qui ont
abandonné au public le droit particulier qu'ils pourroient
avoir sur leurs propres ouvrages.
      Les sortes particulieres renferment tous les livres
qui ont eté produits pour la premiere fois dans le Royaume
par l'industrie particuliere d'un libraire ou par le travail
d'un auteur qui lui cede son ouvrage et son droit, de quelque
manière qu'ils en traitent ensemble.
      Cette distinction des sortes de livres fait la
distinction des privileges que le Roy accorde pour les
imprimer.
      Les privileges pour les livres compris sous le nom
de sorte commune, sont des graces qui veritablement peuvent
etre regardées comme des exceptions du droit commun, et qui
cependant ne laissent pas de devoir etre prorogées en faveur
d'un particulier qui se sera exposé a quelque perte pour le
service du public, surtout quand son privilege n'attaque pas
directement et considerablement le droit d'autrui.
      Mais le privilege pour les sortes particulieres
sont de ces biensfaits dont le Roy se sert pour honnorer
et recompenser le merite de ses sujets qui les obtiennent ;
Et ces biensfaits qui dependent uniquement de lui sans
interesser en rien le droit de qui que ce soit, sont d'autant
plus favorables qu'ils devroient mesme etre perpetuels.
Et s'ils ne le sont pas ce n'est que par un effet de la prudence
du prince qui menage ses graces pour avoir plus souvent
occasion de reconnaitre et d'animer l'industrie de ses sujets,
outre qu'il seroit assez inutile dans la librairie d'accorder
un privilege perpetuel pour ce qui n'est jamais perpetuellement
avantageux, puisqu'on scait que les livres ont leur temps,
comme ils ont leur sort.
      Cette distinction des privileges n'est pas nouvelle
dans la librairie. On en trouve un exemple dans le
jugement d'un proces qui paroit le premier qui ait esté
la-dessus entre les libraires, et dont l'origine et la decision


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sont pas inutiles a scavoir en cette matiere.
      Durant le premier siècle de l'imprimerie, qui a
commencé vers l'an 1450, les imprimeurs furent occupez a
rendre public les ouvrages des Peres de l'Eglise et des
auteurs profanes qui se trouvoient manuscrits dans les
bibliotheques de les princes et de quelques particuliers.
Mais les exemplaires des premieres editions commençant a
manquer vers le milieu du siecle passé, on oblige a les imprimeurs
a reimprimer ceux dont le public avoit besoin.
      C'est ce qu'on apprend de Rebuffé dans son livre des
privileges, et des universités, ou il dit qu'on les y forçoit, parce que
selon les jurisconsultes de son temps, les imprimeurs ayant
succedé aux copistes, on pouvoit les contraindre a imprimer
comme on obligeoit ceux a d'ecrire par la raison du bien public,
ratione utilitatis publicae, a quoi il ajoute que cela fut ainsi
reglé par le Roy en son Con[seil] a peine de punition corporelle, parce, dit il,
que le tort que souffriroit le public en cela, ne pouvant etre
reparé par des peines pecuniaires, exige une punition exemplaire,
et il raporte là-dessus un arrest de la cour pour les imprimeurs de Lyon,
du 15e avril de l'année 1590.
      Les imprimeurs se soyant ainsi engagé a des grosses avances pour
la impression des livres, s'aviserent pour se mettre en quelque
facon a couvert des risques qu'ils avoient a courir par la
longueur du debit, de demander des lettres par lesquelles il fut
defendu a tout autre imprimeur d'imprimer le mesme livre
jusqu'à ce que la nouvelle edition en fut debitée, ce qui leur fut
accordé pour un temps préfixe.
      Cet expedient ayant reussi donna la pensée a quelques
libraires d'obtenir de semblables lettres pour les livres
qu'ils prevoyoient devoit etre d'un plus grand debit que les
autres, et s'attribuerent ainsi le droit de les imprimer et
vendre seuls pendant un temps ; Mais ce qui fut l'origine des
privileges dans la librairie devint la cause de plusiers proces
entre les libraires. Le premier qui nous paroit a ce sujet est
entre Giunti et Tinghi, deux libraires florentins etablis a
Lyon, qui est raporté en la page 1089 de la Conference des
ordonnances
en marge, où l'on voit que la cour par arret
du 7e decembre 1579 ordonne qu'on n'auroit aucun egard
aux privileges obtenus, sinon en livres qui n'ont encore


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encore eté imprimez par ci-devant (voila les sortes
particulieres) et pour le regard des autres a imprimer
(ce sont les sortes communes), qu'ils seront imprimez par
tous les imprimeurs qui les pourront et voudront imprimer en
toute liberté.
      Ce jugement fait voir que dés ce temps-là les livres qui ont
eté donnez au public par les anciens qui ne s'y sont reservés aucun
droit, ou par les etrangers qui ne jouissent du leur que chez eux,
sont absolument de droit public, et par consequent qu'il doit
etre libre a tous libraires et imprimeurs de les imprimer.
Il prouve en second lieu que les livres de nouvelle composition
produits par le travail d'un auteur moderne ou par l'industrie
d'un libraire sont d'autant plus de droit particulier, que
personne autre que cet auteur ou libraire ne peut y pretendre
aucune proprieté.
      Cependant les libraires de Lyon, comme ces poissons devorants
qui troublent l'eau pour surprendre les autres, voudroient
confondre ces deux sortes de privileges, et pretendent que
tous indistinctement sont odieux, et devroient etre retranchez
au lieu d'etre prorogés. D'où ils tirent cette injuste conclusion
qu'apres qu'un auteur ou son libraire a joui d'un livre pendant
le temps d'un premier privilege, on ne doit pas lui en accorder
de prorogation, mais en laisser jouir celui qui sera le plus
habile a s'en emparer. Comme si un particulier, apres avoir
joui six ou huit ans d'un puits qu'il a fait construire dans sa
maison, devoit en abandonner la jouissance a celui de ses
voisins qui ne voudroit ou ne pourroit en faire un dans la sienne.
      Mais avant que de parler des moyens captieux que les
libraires de province veulent employer, il est bon de montrer
l'usage des privileges dont on vient d'expliquer la difference
et donner en mesme temps des exemples de tous les abus
qui peuvent s'y rencontrer.

L'usage des privileges pour les impressions
de sorte commune

      Autrefois on ne prenoit point de privileges pour livres de sortes
communes, chacun ayant la liberté de les imprimer, et quand
un libraire avoit entrepris une sorte, les autres s'en


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accommodoient avec lui par echanges contre quelques
autres qu'ils avoient imprimées. On n'en a mesme obtenu
pour les sortes particulieres, que depuis que les libraires
ont manqué a cette ancienne honnesteté qu'ils avoient les uns
pour les autres, et qui se conserve si bien en Angleterre,
que dés qu'un libraire a produit le premier un bon livre,
les autres le regardent comme un bien dont il est seul legitime
proprietaire; jusques à que le droit en passe a ses heritiers,
comme s'il leur étoit acquis par des lettres de ???. Mais en
France la liberté que se sont donnée certains imprimeurs, de faire
toute sorte de livres sans examen et sans permission, et de
contrefaire ceux de ses confreres, a obligé notre Roy de
deffendre par plusieurs arrets qui ont eté confirmez par l'édit
du 21e aoust 1686, de faire imprimer aucun livre, sans
auparavant en avoir la permission par des lettres patentes du
grand Sceau, que l'on appelle privileges.
      Les libraires sont donc obligez d'obtenir des privileges
pour tous les livres qu'ils impriment, qui sont, comme l'on
vient de dire, ou sorte commune ou sorte particuliere.
      Les sortes communes sont ou purement copiées de les éditions
anciennes ou etrangeres, ou changées par quelques annotations,
notes, ornements, ou autres differences.
      Le privilege d'une sorte commune qui n'est qu'imitée
ou copiée sans aucun changement, n'est proprement qu'une permission
d'imprimer qui n'a pour but que la bonne police, a fin que rien
ne s'imprime sans examen. Apres consideration de ces
avances que fait en faveur du public le libraire qui obtient
ce privilege, on defend a tous les autres d'imprimer le mesme
livre pendant un temps, on ne leur oste point la faculté d'avoir des
exemplaires des precedentes editions, ni mesme d'en faire venir
des pays etrangers, puisque ce qui est de droit public, ne doit
point devenir de droit particulier. De sorte que si un tel
privilege donnoit l'exclusion aux editions anterieures
et etrangeres, il devroit etre revoqué comme abus ou
surpris au Sceau. En voyez un exemple :
      Le Sieur Lejeune de Franqueville a obtenu le 8e novembre 1691
un privilege pour deux livres, où il donne pour titre a l'un: Le
miroir de l'art et de la nature
, portant defense, non seulement


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de l'imprimer, contrefaire ou imiter, mais mesme d'en
vendre n'y distribuer d'editions etrangeres. Ce livre, qu'il dit
dans son epistre dedicatoire lui avoit bien donné de la
peine a mettre au jour, y fut mis il y a plus de 40 ans par
Comenius, auteur du Janua Linguarum et de plusieurs autres
livres; Et l'edition qui a servi d'original au Sieur Lejeune
a eté faite apres un tres grand nombre d'autres a Nuremberg
en l'année 1679. Toute la peine qu'il s'est donnée est d'avoir
leu le nom de l'auteur de ce livre, d'en avoir deguisé le titre
et supprimé une langue qui est l'italienne; Et au lieu de
deux ecus que se vend l'original en 4. langues, il fait payer
la copie en 3. langues un louis d'or. Il est vrai que les
figures qu'il a fait mettre en taille douce dans sa copie,
montrent assez que le graveur a taché de les faire ressembler a
celles de l'original en bois; mais cela n'est pas si considerable
pour persuader qu'il ait obtenu sans surprise cette deffense
d'en faire venir d'editions etrangeres, contre la justesse commune
et la liberté du commerce de librairies, qui seroient bien
a plaindre, si par des tels exclusions on leur ostoit les
moyens de negotier avec les etrangers, et par consequent de se
defaire des livres qu'ils impriment, et dont toute l'edition ne
peut se consommer en France. Le public aussi n'en souffriroit
pas peu, puisqu' apres avoir joui long temps d'un livre utile
a tous ceux qui etudient quelqu'une de ces 4. langues, il s'en
verroit non seulement privé par l'effet du privilege du Sieur Lejeune
mais encore obligé d'acheter une fois plus cher ce qui est un
quart moins avantageux. Voila une espece de privilege
d'où les libraires de Lyon comme tous les autres, auroient a
se plaindre surtout si on en accordoit la continuation.
      Les privileges qu'on obtient pour les autres sortes
communes qui sont celles qui s'impriment avec quelques
changements ou augmentations, ne doivent pas non plus que
les precedents donner l'exclusion aux editions anterieures, soit
qu'elles viennent des anciens ou des etrangers. Il est sans
difficulté que les notes, changements ou ornements qu'on y
ajoute, la distinction en caracteres, de la forme, du volume
et les autres differences qu'on y peut faire etant deuës a l'industrie
d'un particulier, sont de droit particulier, et meritent d'un
privilege exclusif pour toutes les editions qui pourroient etre
posterieurement faites avec les mesmes changements ou augmentations,


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mais non pas pour les anterieures, qui doivent
toujours demeurer de Droit Commun, par exemple.
      Les R.R.P.P. Benedictines de la Congregation de St
Maur ont un privilege pour les œuvres de St Augustin
qu'ils ont fait imprimer avec des changements et des notes
considerables. Il y a un volume sur les Pseaumes qui est
d'un bien plus grand usage que les autres et dont on a fait
une edition separée en vertu de leur privilege general qui donne
l'exclusion a toutes les autres editions. Mais cela ne doit pas
s'entendre des editions anterieures de tous les ouvrages
de ce père ou de ce volume separé, soit qu'elles aient eté faites
ou dans le Royaume ou ailleurs; Car bien que ce privilege
doive legitimement exclure toutes les editions qui pourroient
etre posterieurement faites a l'imitation de celle-là avec les
mesmes notes et les mesmes differences qui sont du droit
particulier de ces scavants Religieux, ce seroit un grand abus,
si sous pretexte de cette exclusion generale ils pretendoient
empescher d'avoir ou de faire venir des exemplaires des
editions anterieures qui demeurent toujours incontestablement
de droit public, et sur lesquelles il ne seroit pas juste qu'un
particulier ni aucune Communauté particulière prit un droit
retroactif comme seroit celui-là; aussi ces peres ne les
font ils pas, et les libraires de Lyon ou d'ailleurs sont toujours
en droit de reimprimer le St Augustin tout entier et le
commentaire sur les Pseaumes quand ils voudront
sur les anciennes copies, et d'en faire venir de l'edition
d'Anvers ou d'ailleurs.
      Outre les sortes communes sans changements, dont
les privileges ne doivent etre exclusifs que pour un temps,
et les sortes communes avec les changements ou augmentations,
dont les privileges peuvent etre perpetuels a l'egard de ces
changements ou augmentations, il y a encore trois
especes de livres qui etant de droit commun peuvent en
un sens devenir de droit particulier par le travail d'un
auteur ou par l'industrie d'un libraire. Ce sont les traductions,
les dictionnaires et les usages.


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Des traductions et des dictionnaires

      Les traductions et les dictionnaires qui sont naturellement
de droit commun, parce qu'il est libre a tout le monde d'en
faire, deviennent de droit particulier pour ceux qui en font
sans pourtant interesser le droit d'autrui. C'est-à-dire
qu'un particulier qui a fait ou une traduction ou un dictionnaire
peut bien en vertu du privilege qu'il aura obtenu, empescher
qu'on ne lui contrefasse son dictionnaire ou sa traduction, mais
il ne peut sans l'injustice etendre son privilege jusqu'à
interdire aux autres de faire un dictionnaire de la
mesme langue, ni une traduction du mesme livre. Cela
seroit non seulement contre l'interet public, mais encore contre
toutes les regles de l'equité et de la bonne police. Car
où seroit la raison de dire, parce qu'un autre a fait un assez
bon dictionnaire ou une assez bonne traduction, il faut defendre
a tout autre ni f[aire] un meilleur dictionnaire, ni f[aire] une meilleure
traduction ? ou, ce qui n'arriveroit que trop souvent, le
premier n'a rien fait qui vaille, il faut pour le recompenser
defendre au second, de faire mieux, ne seroit ce pas
une chose absurde ?

Exemple pour les traductions

      Monsieur Dubois qui a donné au public plusieurs traductions
assez estimées, a obtenu un privilege pour celle des Confessions
de St Augustin, par lequel il est defendu non seulement de le
contrefaire, mais mesme d'imprimer pendant 20 ans aucune
autre traduction de ce livre sans son consentement par ecrit.
Si un particulier s'etoit occupé a faire une autre traduction
des Confessions de St Augustin, n'auroit il pas lieu de se
plaindre si on aportoit cet obstacle a la publication de son
ouvrage ? Il y auroit d'autant plus d'injustice, qu'il se
pourroit faire que ce particulier n'auroit travaillé que par
charité pour le public, et non pour retirer une grosse
retribution de son travail, comme font aujourd'hui la plupart
des auteurs, qui par là font que les ouvrages se vendent
plus chers au public.
      Cette clause repugnant donc au droit commun, ce seroit un
juste sujet de revocation du privilege, si M~s Dubois pretendoit
s'en servir contre un libraire qui voudroit reimprimer les
anciennes traductions, ou mesme une nouvelle de quelque


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autre auteur. En ce cas on pourroit se servir contre M~s
Dubois meme d'un pareil privilege accordé a Estienne et
Pierre Le Petit pour la traduction des mesmes Confessions
de St Augustin par M~s Arnaud Dandilly, et ce avec
d'autant plus de fondement que le Roy avoit octroyé cette
grace extraordinaire au d[it] Le Petit en consideration de la grande
perte qu'il avoit faite par l'incendie du College de Montaigu
où son magazin fut entierement brulé, Mais il n'y a pas
lieu de croire que M~s Dubois soit dans le dessein d'empescher
les autres traductions ni d'humeur a abuser de son privilege;
Il y a bien plus d'aparence qu'en ayant pris le modele sur
celui de Estienne et Le Petit, il n'a pas fait reflexion a la
cause de cette grace inusitée qui a paru si extraordinaire
a Le Petit mesme, que jamais il ne s'en est prevalu, comme
on l'a veu par la traduction de M~s Dubois, a la publication
de laquelle il ne s'est point oposé. Les libraires de Lyon
seroient donc encore en droit de se plaindre d'un tel
privilege, et avec d'autant plus de sujet, qu'il ne tiendroit
qu'au libraire de M~s Dubois de vendre son livre aussi
cher qu'il lui plairoit, se trouvant a couvert de toutes
les concurrences qu'on lui pourroit faire par d'autres
traductions anciennes ou nouvelles que l'on donne
communement a bien meilleur marché que celle de
M~s Dubois.

Exemple pour les dictionnaires

      Messieurs de l'Academie francaise ont un privilege pour
leur Dictionnaire de notre langue, par lequel il est defendu
a tout autre d'en faire un de la mesme langue.
      Cette defense est non seulement contre le droit commun
et l'utilité publique, en ce qu'elle aproprie a une compagnie
particuliere la faculté de faire seule un dictionnaire et qu'elle
l'oste a tous ceux qui pourroient etre capables d'y travailler;
Mais elle est encore sans avantage pour Messieurs de
l'Academie et pour leur libraire, car il est constant que
quand mesme cinquante particuliers auroient fait cinquante
dictionnaires, ils ne seroient, ni tous ensemble, ni aucun
en particulier, le dictionnaire de l'Academie; et que le travail
de ces cinquante particuliers pourroit d'autant moins nuire
a celui de l'Academie, que personne n'auroit comme elle


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l'autorité de decider de la vraie signification des mots de
notre langue. Mais ce qui paroit de plus extraordinaire, c'est
que ces Messieurs aient voulu donner au droit d'un ouvrage
40. ou 50. ans d'antiquité plus qu'a l'ouvrage mesme,
et tenir pendant ce long espace de temps tous les esprits
dans l'attente, et les droits les plus legitimes du public dans
cette espece d'interdiction. Si du moins leur ouvrage avoit
paru immediatement apres l'etablissement d'un droit si exorbitant,
le public auroit pu se consoler de cette usurpation sur sa liberté,
en trouvant peut etre le necessaire dans leur dictionnaire;
Mais y a-t-il rien de plus dur que de se voir interdire l'usage
d'un ??? present et dont on a besoin, pour en attendre un
autre si long temps et en vain dans la seule esperance qu'il
sera peut etre mieux apresté ?
      Personne n'ignore que c'est en vertu de ce privilege
que quelques-uns des Messieurs de l'Academie ont empesché
d'imprimer a Paris le Dictionnaire de Richelet, et celui
de Furetiere. Et ce seroit inutilement qu'on pretendroit dire que
celui de Richelet n'a eté defendu qu'a cause des mauvaises
choses que sa passion ou ses mœurs peu reglées y ont fait
glisser, puisqu'on pouvoit les lui faire oster avant que de lui
accorder une permission, ou les retrancher apres qu'il l'a eu
publié a Geneve et le reimprimé en France, plutot que de
souffrir, contre la bonne politique et l'interet du commerce,
que les etrangers viennent prendre jusques dans la capitale
du Royaume des moyens de lui tirer son argent. Car c'est
ce qu'on peut dire qu'ils ont fait, non seulement par le
Dictionnaire de Richelet, mais beaucoup mieux encore par
celui de Furetiere dont les hollandais n'ont pas tiré moins de
2,000 écus de la bourse des sujets du Roy qui auroient pu
etre fournis de ce livre par les libraires de Paris pour
vingt mille francs, s'il leur avoit eté permis de l'imprimer.
De sorte que c'est constamment 40000 de dommage pour
la France, et plus de 30000 de profit pour ses ennemis.
Encore si Messieurs de l'Academie auroient eu quelque
desavantage a craindre de l'impression de ces deux livres,
ils seroient un peu excusables de s'y etre oposés; Mais
outre qu'ils scavent que leur travail est tout different de ces
deux dictionnaires, qui ne pourroient prejudicier au debit


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du leur quand méme il seroit au jour; ont-ils pû douter
que si l'impression ne s'en faisoit en France, elle ne manqueroit
jamais de l'etre ailleurs, et de s'introduire dans le Royaume
malgré leur oppositions ? Ils voient comme tous les gens de
lettres, que les Magistrats, quelques vigilants qu'ils soient,
bien loin de pouvoir empescher ici l'entrée et le debit des mauvais
livres, que les etrangers imprimeurs n'ont pu mesme arrester
la licence des imprimeurs de Lyon, qui contrefont impunément
toute sorte de livres, mesme en impriment de pernicieux dont
ils infectent la province; et ??? ??? de cette
partie de l'Academie qui s'est oposée a l'impression des
Dictionnaires de Furetiere et de Richelet, n'a pas empesché
que plus de 1000 exemplaires de Furetiere de l'edition de
Hollande ne soient venus en France, et que plus de 5000 n'aient
eté imprimez furtivement a Lyon, d'où ils ont eté distribuez
par tout le Royaume, et plus dans Paris seul que dans toutes
les autres villes ensemble.
      Les imprimeurs de Lyon n'auront garde de se plaindre de
cet abus des privileges: Ils souhaiteroient au contraire
que tous les bons livres devinssent de droit public en passant
de cette maniere chez les etrangers, tant ils aiment les
routes du commerce indirect et defendu, et ne respirent
que la fraude.

Des usages

      Sous ce nom d'usage on comprend tout ce qui est pour l'usage
propre de l'Eglise, comme missels, breviaires et diurnaux,
et tout ce qui regarde les officiers ecclesiastiques, dont on
peut faire deux classes.
      Les uns qui sont les usages d'un diocese ou d'un ordre
religieux particulier, comme du Diocese de Paris ou de
Reims, de l'ordre de St François ou de St Dominique, doivent
etre d'autant plus de droit particulier, et le privilege d'autant
plus etendu, qu'il faut que le libraire qui les entreprend fasse des
frais et des avances extraordinaires, et que le debit en est si lent;
que l'impression d'un graduel, d'un antiphonie ou d'un pseautier,
qui sont les plus gros, ne lui peuvent tourner qu'a perte, et il
ne scauroit s'en dedommager que sur la distribution des
breviaires et des diurnaux, qui est plus frequente quoique


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tres longue. Rien ne seroit plus aisé que de le montrer
et de prouver qu'on ne peut accorder des privileges ni
trop etendus ni trop avantageux pour ces sortes de livres.
Mais cela seroit superflu, puisqu'il n'y a sur cet acte aucune
difference entre les libraires.
      Les autres qui sont les livres a l'usage universelle de
Rome, sont si absolument de droit commun, qu'il a toujours
eté libre a tous les libraires non seulement de les imprimer,
mais mesme d'en faire venir des pays etrangers. Et c'est
ce qui donne lieu d'observer ici en passant qu'encore que ces
usages soient entierement de droit commun, il ne pourroit etre
qu'avantageux a l'Etat d'en donner un privilege, non pas a
un seul particulier, mais a une compagnie de libraires,
comme il y'en a eu une seule fois de 18 librairies de Paris
formées par les ordres du Roy pour la fabrique de tous ces
usages. Car on aveu qu'en ce temps-là les seuls espagnols
en tiroient pour prés de 50000 écus sans compter les autres
païs et ce qui s'en consommoit dans le Royaume; Et cela
faisoit subsister un tres grand nombre de familles d'ouvriers
au lieu qu'aujourd'hui non seulement nous avons perdu ces
avantages, mais les libraires d'Anvers, et sous le nom de
Cologne ceux d'Amsterdam, en fournissent toute l'Europe &
la France mesme. D'où ils tirent par cette voie de tres grandes
sommes. Et parce qu'il n'est presque plus possible de rapeller
cette fabrique en France a cause qu'elle y cousteroit bien plus qu'en
Hollande, au moins seroit il raisonnable que ce qui s'en consume
en France ne fust fabriqué qu'en France, et qu'il fust defendu d'en
faire venir d'ailleurs. Mais comme ce n'est pas ici le lieu
d'entrer dans cette discution, il faut venir maintenant
aux privileges des sortes particulieres, et repondre aux
fausses raisons qu'alleguent les libraires de Lyon, pour faire
oter, s'ils pourroient, a ceux de Paris les prorogations qu'on leur
accorde.

Des privileges des sortes particulieres

      Les livres qu'on apelle sortes particulieres, etant tous,
comme il a déjà eté dit, de la production de quelques particuliers,
ne peuvent devenir de droit public, qu'autant qu'il plaira
a ces particuliers puisqu'il leur a eté libre de donner ou de
ne pas donner leurs ouvrages, et que qui que ce soit n'a eté
en droit de les exiger d'eux, et si quelques privileges


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doivent etre perpetuels, ce sont sans doute ceux qu'on
accorde pour recompense aux personnes qui ont inventé quelque
chose d'utile au public, principalement lorsque cette
recompense ne porte aucun prejudice au droit d'autrui ni commun ni
particulier, et qu'elle depend uniquement du prince. Or les autheurs
et les libraires qui produisent des livres de nouvelle invention
ou composition, faisant par-là jouir le public d'une chose qu'il
n'avoit pas, et qui lui est avantageuse et agreable, meritent des
privileges d'autant plus durables et constants que c'est favoriser le
public que de favoriser ceux qui le servent, et que rien n'est plus
de la justice du prince que de faire jouir un sujet en particulier des
commodités et des avantages de son industrie particuliere.
      Mais comme il n'y a point de regle sans exception, il faut
voir en quel cas celle qui autorise la perpetuité d'un privilege
peut n'etre pas entierement juste, et quelles sortes particulieres
peuvent devenir de droit commun.
      Quatre choses peuvent faire decheoir un particulier du
privilege dont il jouit, et faire passer son droit au public:
      La premiere les malversations;
      La 2e l'effet contraire a la fin de son privilege;
      La 3e la negligence de son droit;
      La 4e l'abus qui peut en arriver.
      Quant au premier cas il en seroit que comme une ville
perde ses privileges par son infidelité ou par quelque autre
crime, un particulier doit etre sujet a la mesme peine, et que si un
libraire avoit un privilege dont il se rend indigne par quelques
malversations, son livre devroit etre abandonné au public
a moins que le Roy, pour des raisons particulieres, ne voulut
en gratifier quelqu'autre. On n'en raporte point d'exemples
parce que jusqu'à present on n'en scait aucun dans la librairie.
      A l'egard du second qui est l'effet que peut produire le
privilege d'un livre contre sa fin, c'est une chose qui peut
arriver souvent. Alors le droit particulier du libraire devient
commun a tous, et il ne doit pas y avoir de contestations
là-dessus, car tous les privileges qu'on accorde pour les
livres, s'ils ont en veüe de recompenser un libraire du service
qu'il rend au public, ne doivent point subsister, lorsqu'il s'en sert
au desavantage du public.


Chapter 1 Page 14



Exemple

      Gaspard Meturas, libraire a Paris qui avoit le privilege des
oeuvres du P. Morin de l'Oratoire, n'ayant pu reimprimer
le Traité de la penitence, les exemplaires en devinrent si rares
qu'au lieu de 12 l[ivres] qu'on les vendoit on ne les trouvoit point en moins
de 18. ou 20. l[ivres]. Ce prix excessif, et le besoin que le public avoit de
ce livre, porterent les Hollandais a le faire imprimer a Anvers,
d'où il est venu la plus grande partie de l'impression a Paris,
nonobstant le privilege de Meturas, qui ne pouvoit en jouir
a cet egard sans faire tort au public. S'il avoit reimprimé
ce traité, son privilege auroit subsisté, mais ne l'imprimant
point et le public en manquant, son livre est devenu de droit
commun et il a eté permis indifferemment d'en faire venir.
      Pour le 3e cas, qui est la negligence de son propre droit,
il est constant qu'un libraire qui neglige pendant un temps
d'obtenir la continuation de son privilege semble l'abandonner,
et que cela peut le rendre de droit commun. Mais la loi donne
dix ans a cette negligence, et quand les libraires a Lyon
pretendent sur l'expression de l'arret du Conseil du 27e fevrier 1665
que si on n'obtient pas la continuation un an apres l'expiration
du premier privilege, on ne peut plus la demander ni l'obtenir,
c'est qu'ils ne distinguent pas l'espece du privilege en confondant
ceux des sortes communes avec ceux des sortes particulieres.
Car il ne faut pas croire que le Conseil par cette loi qui est tres juste
a l'egard des sortes communes ait pretendu qu'une grace que le
Roy fait a un particulier pour recompense de son industrie et de
son travail, lui devint une occasion de destruction et de ruine, et son
intention n'a esté que de maintenir le droit commun. Car comme
on ne peut obtenir le privilege d'une sorte commune, sans donner
quelque atteinte a ce droit public, ce ne peut etre que pour raison
de la necessité publique que le Roy y deroge pour un temps en
faveur du libraire qui veut bien s'engager a l'impression de
cette sorte commune.
      En effet l'exposé de cette sorte de privileges est toujours
que les exemplaires des precedentes editions de la sorte qu'on
veut reimprimer etant consumez et le public en ayant besoin,
il seroit necessaire d'en faire une nouvelle edition; que l'exposant


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l'entreprendroit s'il plaisoit au Roy de lui en accorder le
privilege pour le mettre a couvert de l'envie que d'autres
pourroient lui porter, et de la perte que par là il pourroit faire:
et sur cet exposé le Roy en octroie le privilege pour six,
pour huit ou pour dix ans. Mais afin que l'exposant n'en
abuse pas et ne se perpetue par ce droit contre l'interet commun
et sans cause legitime, il est tres justement ordonné que s'il a
besoin de se recompenser de ses avances par une continuation de
ce privilege, il sera tenu de la demander un an avant
l'expiration, sinon il ne pourra plus l'obtenir; et c'est
a fin que d'autres ne le previennent pas en demandant a leur
tour la jouissance d'une chose où de droit commun ils
auroient egalement a pretendre. D'où il est clair que cet
arrest n'a eu en veüe que les privileges de sorte
commune. Car s'il étoit pour les privileges de
sortes particulieres, il detruiroit le droit legitime d'un
particulier en faveur de ses ennemis ou de ses envieux.
Il ne seroit pas moins ruineux a l'inventeur d'un ouvrage
qu'avantageux a tous ceux qui voudroient celui usurper.
      Ce qui assurement n'a jamais eté l'intention du Roy
ni de son Conseil puisque les lois ne sont point faites pour tromper
personne, mais bien contre la tromperie, et c'en seroit une
bien manifeste, si pendant qu'un homme jouit legitimement
d'un bien qui ne peut avoir que lui de proprietaire, on venoit
l'en deposseder en vertu d'un sens double ou equivoque que l'on
pourroit donner a une loi.
      Les libraires de Paris et tous ceux qui produisent quelque chose
de nouveau seroient d'autant plus malheureux, que leur travail seroit
plus utile au public; et leur industrie leur seroit futile si apres
bien des soins, avoir avancé beaucoup d'argent pour mettre au jour
un livre, et apres avoir essuyé les risques du succes avec des
depenses telles qu'on les verra ci-après, ils n'en tiroient d'autre
avantage que la jouissance pendant huit ou dix ans, qui souvent
sont un terme trop court pour les dedommager, au lieu que les
libraires de province seroient de bien meilleur condition et auroient
un avantage aussi grand que peu merité, puisque sans rien payer
aux auteurs, sans rien contribuer de leur industrie, et avec
certitude entiere du bon succes, ils n'auroient qu'a se tenir comme


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a la ??? dans la garenne d'autrui pour voir passer le gibier,
tirer sur le meilleur et l'enlever impunément a la veüe du proprietaire,
qui loin d'avancer son etablissement et celui de sa famille, n'auroit
travaillé que pour perdre et pour etre volé. Car de tous les livres
qui se font, la pluspart ne reussissant pas, tournent en pure perte
a ceux qui les ont entrepris, et les ruinent mesme quelquefois,
et ceux qui ont un succes plus heureux, ne seroient faits que pour
etre la proie des libraires de province, particulierement de Lyon.
Mais le Conseil est trop eclairé et trop equitable pour ne vouloir
pas que celui qui court les risques ne tire aussi les emoluments
de son travail.
      Si donc une sorte particuliere peut, quand elle est abandonnée,
devenir de droit commun, ce ne seauroit etre, parce que le
proprietaire n'aura pas prevenu d'un an l'expiration de son
privilege en obtenant une continuation, mais bien pour l'avoir si
long temps negligé qu'on ait lieu de croire qu'il y renonce. On
voit mesme des privileges accordez avec cette clause: que ceux
qui voudroient reimprimer la sorte particuliere d'un autre
seroient obligez de lui demander communication de son
privilege et en prendre copie a ses frais sans qu'il fust tenu
de leur en faire d'autre signification que l'extrait mis dans le livre.
Et quand l'arrest de 1665 ordonne que les continuations
seront signifiées aux syndics de Lyon, Rouen, Toulouse,
Bourdeaux et Grenoble, cela ne se doit encore entendre que
des sortes communes, puisqu'ils n'ont des pretentions que sur
celles-là, et qu'ils ne peuvent ignorer que les particulieres
apartiennent de plein droit a ceux qui les ont premierement produites.
      Cependant on voit aujourd'hui que les libraires de
Lyon et de Rouen pretendent s'opposer a toute sorte des
continuations mesme les mieux obtenues, et se croient bien forts
a dire qu'apres le temps du premier privilege ils doivent
jouir a leur tour des avantages d'un livre dont ils n'ont couru
aucuns risques. On verra leurs moyens dans l'art[icl]e suivant.
      Le 4e et dernier cas qui peut rendre une sorte particuliere
de droit commun est l'abus que le proprietaire fait de son
privilege. Or c'est par là que les libraires de Lyon attaquent
ceux de Paris, et qu'ils disent abusives toutes les


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continuations que l'on peut obtenir sans en
excepter aucune; en alleguant:
      Premierement. Que les libraires et que les librairies
de Paris se perpetuent des privileges de livres dans
leurs familles au prejudice des libraires des autres
villes qui manquent d'occupation.
      Secondement. Qu'ils vendent leurs livres si chers que
n'etant pas permis de les reimprimer ailleurs d'une
manière a les pouvoir donner a meilleur marché, la
plus grande partie des provinces n'en peut tirer d'utilité.
      Quant au premier moyen, que les libraires de
Paris se perpetuent des privileges a l'exclusion de
ceux des [-----------------------------------] provinces, est
ce un crime de se conserver un droit legitimement acquis,
les libraires de Paris sont ils obligez d'occuper a leur propre
dommage ceux des autres villes, et les libraires de Lyon &
d'ailleurs n'ont-ils pas le mesme avantage qu'eux
d'obtenir des privileges pour des sortes particulieres?
Ce moyen paroit si absurde, qu'assurement il ne merite pas
d'autre reponse que celle qu'on feroit a celui qui disoit, pourquoi
les biens ne sont ils pas communs? et pourquoi n'est
il pas permis a un homme de voler a son frere? En un mot
c'est comme si on se plaignoit de ce que le droit d'un puits
qu'un particulier a fait faire dans sa maison s'y perpetue
a l'exclusion de ses voisins qui n'ont pas l'industrie d'en
faire construire un chez eux, et quand on repondroit que
c'est parce qu'ils n'ont ni lieu ni moyen pour cela, seroit ce
une raison qui dust l'obliger a leur abandonner l'usage
du sien?
      A l'egard de l'autre moyen, on scait que c'est
l'ordinaire de l'ambition et de l'envie d'alleguer le
pretexte du bien public, pour tromper le public mesme.
Les libraires de Lyon flattent le public de l'avantage


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imaginaire de lui donner a bien meilleur marché que
les libraires de Paris les mesmes livres, mais rien n'est
moins sincere, et plus injuste que cette proposition. C'est
ce que l'on va faire voir.
      La pretention des libraires de Lyon est d'autant plus
visiblement injuste qu'ils agissent contre leur propres interets, puisqu'ils ne
scauroient disconvenir qu'ils n'aient la méme faculté que
ceux de Paris d'obtenir des privileges pour leurs
sortes particulieres, et qu'ils ont par consquent le meme
interest de demander des prolongations pour se conserver
le fruit des ouvrages qu'ils auront produits par leur
industrie particuliere dans leur propre fonds.
      D'ailleurs, le bon marché dont ils voudroient amuser
le public, et surprendre le Conseil est plus digne de punition que
de protection puisqu'ils ne donnent a bas prix que ce qu'ils
fabriquent sans soin et avec l'epargne la plus sordide,
et que ce qu'ils volent a leur confreres.
      Il ne faut qu'ouvrir leurs livres contrefaits pour
concevoir de l'indignation pour leurs caracteres, de leur
papier, et plus encore de leur negligence a les corriger, qui
est d'autant plus criminelle, que par la suppression ou
l'addition d'une voyelle, ou d'une particule negative
ou affirmative, les livres les plus saints deviennent heretiques.
      Mais sans s'etendre ici sur les inconvenients de la
mauvaise fabrique, il suffit pour toute reponse au vain
pretexte du bien public de dire que quand il plairra au
Roy de permettre aux libraires de Paris de faire
imprimer leurs livres en province, ils les y donneront a
aussi bon marché que les libraires de province y vendront
ceux qu'ils y impriment, et ne laisseront pas d'y aporter
les soins necessaires. Ainsi le public trouvant le mesme
avantage pour les libraires de Paris, rien n'est si juste que
de les preferer comme inventeurs a ceux de province, qui a cet
egard ne peuvent etre que d'injustes usurpateurs. Car si ceux
qu'inventont quelque chose d'utile au public, meritent d'etre


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recompensez, quelle etrange recompense ne seroit il pas
de faire servir leur industrie a les ruiner pour enrichir ceux
qui n'en veulent point avoir d'autre que de les voler. Toute
l'application des libraires de Paris est a donner des
livres nouveaux, utiles ou agreables au public. Entre six
qu'ils lui presentont, deux lui plaisent et quatre sont
rebutez. Les quatre devenant donc une perte reelle et
ruineuse pour celui qui les a imprimez, les deux autres
qui auront quelque succes, ne seront-ils que pour servir de
proie aux imprimeurs de province dont la pretention n'est
aujourd'hui que de se faire authoriser dans cette sorte de
brigandage.
      Mais, dira-t-on, la cherté des livres de Paris est un
abus, et il se voit tant par la comparaison du prix de ceux
des provinces, que par celle du prix qu'ils se vendoient
autrefois, avec celui qu'ils se vendent presentement, puisqu'on
a veu les in folio les plus considerables en grosseur ne valoir
que huit ou dix francs, et qu'a present il les faut acheter
15. ou 18 l[ivres]. Cet argument, qui paroit specieux, se detruira
dès qu'on voudra bien remarquer la difference qu'il y a
entre la fabrique des provinces ou des anciens, et celle de
Paris dans le temps present.
      A l'egard des provinces personne n'ignore
que tout coute plus a Paris, que les frais domestiques et
de fabrique y sont beaucoup plus grands, et que la correction,
la beauté et la relieure des livres y sont toutes differentes.
Mais peu de gens scauvent la difference de l'acquisition des
originaux MSS., combien les libraires de Paris les achetent
cherement et combien ils coutent peu aux libraires de
province, puisque sans les acheter, ils ne leur coutent
que la liberté qu'ils se donnent de les contrefaire: La copie
d'un ouvrage aura couté 200 pistoles a un libraire de
Paris, et celui de Lyon n'a qu'a l'acheter deux ecus
dès qu'il est imprimé et aussitot le contrefaire. C'est
ainsi que les manuscrits des livres de l'ecriture sainte


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de M. De Sacy ont couté au fr[eres] Desprez plus de
50000 l[ivres], et qu'ils ne scauroient de cette manière couter
aux Lyonnais qui les contrefont plus de 25 ecus. Mais on concevra
aisement encore cette difference par le detail que l'on va faire
de celles qui se rencontrent entre les anciens livres de Paris
et les nouveaux.
      Au commencement de ce siecle et environ jusqu'au milieu les
livres etoient presque de moitie moins chers qu'ils ne sont
a present: Mais il est vrai aussi que les libraires gagnoient
plus en donnant les volumes in folio a huit francs, que
maintenant en les vendant quinze.
      Dans ce temps là le nombre des acheteurs etoit bien
plus grand qu'il n'est aujourd'hui. Plusieurs particuliers
vouloient avoir des livres et toutes les communautés
religieuses faisoient des bibliotheques; mais a
present que ces bibliotheques sont formées, les
communautés n'achetont plus, et les particuliers par
degoust ou par necessité vendent leurs livres a leurs
amis, ou a des libraires qui ne profitent que peu a les
revendre.
      Autrefois les auteurs donnoient de l'argent aux
libraires pour contribuer aux frais de l'impression de
leurs ouvrages; et cet argent leur venoit des pensions
et des gratifications du Roy et de ses ministres qui les
engageoient par ces biensfaits a travailler pour le public.
Et si tous n'etoient en etat de donner de l'argent, au moins
n'en demandoient ils pas. Aujourd'hui l'usage est contraire,
et soit qu'il doive son origine au besoin ou a l'avarice de
quelques auteurs, soit que quelqu'autre l'ait introduit,
on s'y est tellement accoutumé, que l'art de composer est devenu
pour ainsi dire un mestier pour gagner sa vie, mais qui est en
risque de se decrier par le grand nombre de gens qui s'y mettent.
Ceux mesme qui ont des frequentes gratifications et qui jouissent
de gros benefices, ne considerent que le prix qu'ils peuvent
recevoir du libraire sans aucun egard au merite ni a


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l'industrie de celui qui aura essuyé le risque de leur premier
ouvrage. Il seroit facile d'en raporter bien des exemples.
      La 3e difference qu'il y a entre la fabrique d'autrefois et celle d'aujourd'hui
est que depuis 30. ou 40. ans les ouvriers sont encheris au double
et le papier de prés de deux tiers.
      Les ouvriers par 2. raisons, la 1ere que tout ce qu'ils employent est
augmenté de prix, la 2e que les libraires pour menager le papier qui est
aussi fort rencheri se sont accoutumez a faire les volumes plus larges et les
pages beaucoup plus grandes qu'on ne les faisoit autrefois, et il ne faut que
confronter leurs livres imprimez il y a 60. ou 90. ans avec ceux qu'on
imprime depuis 30. ou 40. pour voir qu'il entre bien plus de
matiere en deux volumes de cet dernier temps, qu'entroit
des anciens. Ce qui est une premiere cause de la cherté des livres.
      Quant au papier, il est beaucoup plus cher qu'il n'étoit il y a
30. ans, non seulement parce qu'on l'employe bien plus beau,
mais encore par une raison aussi facheuse pour l'Etat que pour
la librairie. Il n'y a pas plus de 20. ans que les libraires
de Paris tiroient encore tout leur papier des papeteries de Troyes, de
la Vallée de Caën, et des environs d'Orleans et de Blois, et il ne
leur coutoit que 2, 3 ou 4 l[ivres] la rame du plus beau. Aujourd'hui
que toutes ces papeteries sont detruites, il faut le prendre
d'Auvergne ou d'Angoulesme, et le payer 6, 7, 8 ou 9 l[ivres], et le
moindre qui vient de Limoges ne se donne plus a moins de
4 ou 5 l[ivres], mais il est si defectueux qu'on n'ose l'employer sur
des ouvrages de quelque consideration, outre qu'il y a sur chaque rame
plus de 30 s[ous] de droits ou de voiture.
      Cette cherté du papier est si ruineuse aux libraires de
Paris, que ceux qui veulent exceller en belles impressions
dont le papier est comme l'ame s'exposent a des pertes excessives
et un seul ouvrage, s'il est un peu considerable, et qu'il ne se
debite pas, detruit si fort un libraire qu'il ne s'en releve
presque jamais. Ce malheur est arrivé au feu Mabre Cramoisy
de qui on peut dire avec autant de verité que de compassion
que le desordre de ses affaires n'est venu que d'avoir fait
sa profession avec trop d'honneur, et de n'avoir pas eu justice
contre les contrefaiseurs de livres. Il avoit fait un
debit si considerable des ouvrages du L. Maimbourg, qu'il se
crut engagé d'honneur, par reconnaissance pour l'auteur.


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et parce qu'il en etoit sollicité par des personnes de
qualité de reimprimer le recueil complet de tous ces
ouvrages en 12. volumes in 4?, esperant qu'une edition
ainsi parfaite et d'une beauté achevée seroit bien recue
du public, Mais il fust tellement trompé qu'apres y
avoir employé pres de 30000 l[ivres], il n'en vendit pas 60.
exemplaires, et sa veuve n'a pas retiré plus de 4000 ecus
de toute son impression, ce qui etant une perte de 18000 l[ivres]
est un accablement pour un libraire. Joint a cela encore la
concurrence punissable des libraires de Lyon qui ont debité
bien plus d'editions des ouvrages du Père Maimbourg
que Cramoisy mesme. Et ce qui est de plus cruel, c'est
que Cramoisy ait depensé plus de 1500 l[ivres] a poursuivre
au Conseil et ailleurs ces contrefaiseurs de livres sans
pouvoir obtenir justice contre leurs usurpations. Le Sieur
Thiery n'en a guere moins depensé avec aussi peu de
succés, les Sieurs Pralard et ses confreres ont déjà depensé
dix mille livres sans avoir encore obtenu justice la-dessus,
quoiqu'honnorez d'ordres expres du Roy auxquels ils n'ont
trouvé que de la resistance dans Lyon.
      On a dit que la cherté du papier n'est pas moins facheuse
pour l'Etat que pour la librairie, et voici qu'elle en est la cause:
C'est la destruction des papeteries de Champagne et de
Normandie dont les ouvriers ont passé en Hollande et en
Angleterre où l'on n'avoit point cette fabrique, et où elle
s'augmente et se raffine tous les jours. Car les Hollandais ont
inventé une machine au lieu de maillets pour leurs moulins
qui brise plus de drapeaux en 3 heures, que les notres n'en
peuvent briser en trois jours, et avec tant de force que les
morceaux de cable les plus gros y sont reduits en bouillie
comme la toile la plus fine. Ce transport est d'un prejudice
d'autant plus grand que les etrangers y font un profit
considerable que nous faisions autrefois sur eux. Si l'on
peut juger de la perte que la France y fait par le mémoire
que Antoine Bertier libraire a Paris donna a Monsieur le
Cardinal Mazarin en 1660, en lui dediant la Biblia
Maxima
en 19 volumes in fol. Il fit voir que le


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papier qu'il avoit employé en moins de 8 ans avoit
produit 30000 l[ivres] aux fermiers du Roy, et il le prouva si
clairement que son Eminence lui dit, en lui donnant 2000 ecus
a reprendre sur les papeteries de Troyes, qu'il ne scauroit
point de sujet dans le Royaume qui payat la taille sur ce
pied là. Cependant tout le travail de 40. années et tout le
courage du pauvre Bertier, qui avoit imprimé plus de 50.
volumes in folio sans compter d'autres ouvrages n'a
servi qu'a le faire mourir dans la derniere misere comme on
le dira ci-apres.
      Toutes ces raisons convainquent assez que les livres
qu'on imprime aujourd'hui a Paris doivent etre bien plus
chers que ceux qu'on y imprimoit autrefois, et enfin on peut
dire avec verité que l'on gagne si peu dans la librairie, et
qu'on y est exposé a de si grosses pertes, que si les libraires
manquent de protection, ou plutost s'ils n'en trouvent pas
une extraordinaire pour se relever de l'accablement où ils sont,
toute la littérature sortira du Royaume comme elle est
sortie de l'Espagne par le mauvais traitement qu'on y a fait
a ceux de cette profession.

Des risques de la librairie

      Entre les risques de la librairie on compte non seulement les grandes
avances qu'il faut faire et le peu de credit qu'on y a, le long temps
de la vente, et les petites sommes qu'on reçoit, l'incertitude du
succés qu'on ne peut prevoir quelque experience et quelque
capacité que l'on ait, mais encore le malheur d'une guerre
qui empeschant les libraires de negotier fait perir leurs
plus gros livres, qui demeurent inutiles dans leurs magazins
et leur causent des pertes si considerables q'ils en sont
plus souvent ruinez.
       Quand un libraire imprime un in fol. qui est ordinairement
de 2. a 300. feuilles, il lui faut 5. ou 600. rames de papier qu'il
achete au moins a 6. ou 7. l[ivres] la rame, et n'a pour tout credit
que le terme d'un an, de sorte que payant l'autheur par avance,
les ouvriers chaque semaine et le papier dans l'année, au
bout de laquelle l'ouvrage ne peut etre fait, il se trouve
avoir deboursé 2. ou 3000 ecus, avant que d'etre en etat de


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retirer un sol, et si l'ouvrage a 2. ou 3. volumes, il faut
trois ou 4. ans, ou méme cinq ou six ans a avancer 20. ou 30.
mille livres sans profit et sans autre seureté qu'une esperance
fondée sur l'opinion de deux ou trois de ses amis qui lui
auront conseillé d'entreprendre ce livre sur le seul fondement
qu'il est de leur goust, et qu'il doit etre de celui de tout le
monde, raisonnement qui n'est que trop souvent trompeur.
      Quand le livre est fait et exposé en vente l'on n'en retire
de l'argent que par un long détail en pistole a pistole, s'il
est bon, l'on en vend 2. ou 300 la 1ere année, 40. la seconde,
30 la 3e & ainsi a proportion, en sorte qu'il faut au moins
4. ou cinq ans pour retirer les avances qu'on y a faites;
et s'il est mediocre, on est dix ans a commercer l'edition
avec les etrangers, et l'on ne gagne plus parce que l'interet
de l'argent emporte tout le profit qu'on y peut faire pendant
un si long temps; et si le livre n'a pas de succes, et qu'on
ne puisse ni le vendre sur le lieu ni le troquer aux etrangers
on n'a pour tous ses efforts que les beurriers qui achetont
30. ou 40 s[ous] la rame du papier imprimé qui devient au moins
a 4. ou 5. ecus si bien qu'il n'y a pas moins de 7. ou 8. cent
pour cent a perdre, puisque de ce qui a coutu 7. ou 8. l[ivres] on
n'en retire que 20 s[ous] au plus.
      Si donc le profit du marchand et le prix de sa marchandise
doit etre reglé sur les risques qu'il court, ne doit on pas
vendre bien chers les livres suivant cet axiome du
commerce fondé en raison et en equité que qui plus risque
doit plus gagner, d'autant plus que les mechants livres ne
peuvent se debiter quelque bon marché qu'on en veuille faire: Car
dans toute autre commerce en diminuant du prix des etoffes
ou autres marchandises surannées on s'en defoit sans perte
ou avec peu de perte, Mais un libraire, quelque bon marché qu'il
fasse de l'impression d'un mauvais livre, ne trouve point d'acheteurs
que sur le pied du papier brouillasé, qu'en termes de libraire
on apelle maculature.
      Il est donc certain qu'il n'y a point de negoce dont les
risques egalent ceux de la librairie; La grosse aventure
de mer n'y est pas comparable puisque pour celle-ci on trouve
des assurances, et que dans la librairie il seroit impossible


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d'en trouver. Que si les risques sont generalement communs
a tous les libraires qui produisent un livre pour la 1ere fois, ils
sont en particulier d'autant plus grands pour les libraires
parce que leurs frais de fabrique sont beaucoup plus considerables
qu'en aucun autre endroit, etant certain qu'il n'y a qu'en
Angleterre où les livres coutent autant a imprimer qu'a Paris.
Mais pour l'exemple des risques on y a la voie des
souscriptions qui n'est ni connue ni pratiquable en France
et qui met les libraires anglais hors de tout danger
d'echouer dans les plus grosses entreprises. Et les libraires
de Lyon ont cet avantage qu'il n'y a qu'a Venise où on imprime
a aussi peu de frais que chers de prix.
      Mais le risque le plus grand est plus particulier pour les
libraires de Paris, et qui les doit pleinement justifier
de la cherté de les livres, ce sont les recompenses excessives
qu'ils sont obligez de donner aux auteurs, et le peu de seureté qu'ils
trouvent pour la seureté et l' ??? des privileges que le Roy leur
accorde, qui cependant est la seule recompense de leurs soins
et de leur industrie, et l'unique fondement sur lequel ils puissent
assurer leur etat. Un libraire qui aura acheté fort cher un ouvrage
nouveau, et qui est bien persuadé que si le debit en est bon, il
sera contrefait et distribué a son preiudice dans tous les
provinces du Royaume, a moins que de vouloir gager des
espions dans tous les lieux où l'on imprime, et soutenir des
proces infinis qui les ruineroient en depenses, et plus encore en perte
de temps, ne peut compter que sur la distribution qui s'y fera dans
la ville de Paris, laquelle d'ailleurs n'est pas impenetrable
aux livres contrefaits, si bien que pour retirer ses frais, et etablir
un prix a son livre, il faut qu'il raisonne ainsi. Si j'etais certain
que mon livre ne fut point contrefait, et que les libraires de province
n'en tirassent que de moi, j'en pourrais distribuer 6., 8. ou 90000
en reprendant sur ce nombre les 3., 4. ou 500 pistoles que j'ai donné a
l'auteur, chaque exemplaire ne seroit chargé que de 10 s[ous], et je
pourrais donner mon livre au public pour 40., mais etant obligé
de me renfermer au debit seul de Paris qui n'en consommera que
2. ou 3000. Exemplaires au plus, il faut que chaque exemplaire
soit chargé de 30 ou 40 s[ous] et que pour me dedommanger je vende
le livre 3 l[ivres] 10 s[ous] ou 4 l[ivres] Cette raison est trop sensible et trop
connue a nos Seigneurs du Conseil pour l'etendre d'avantage, et
pour faire toucher au doigt que les libraires sont les premiers qui


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souffrent de la cherté de leurs propres livres, puisqu'il est constant
qu'elle diminue le profit qu'ils y pourroient faire.
      Aussi combien voit on des libraires a Paris faire une fortune
raisonnable, ou plutost combien ne voit on pas qui ont ruiné leurs
familles ? on ne peut pas juger des facultés de ceux qui vivent
cinq ou six entre cent paraissent riches; s'ils le sont on le dira
quand ils ne parleront plus. Mais depuis 50. ans un seul est
mort riche, et presque tous les autres dans la pauvreté ou avec
tres peu de bien. Ce seul riche est Pierre Le Petit, qui apres son
travail de 50. années le plus assidu, mais le plus heureux
qu'on puisse souhaitter, a laissé deux ou 300 mille livres a
ses cinq enfants. Peut on dire que ce soit la une fortune en
comparaison de celle que font ordinairement les marchands de soie,
de draperie, d'epicerie et d'autres. Cependant c'est la plus considerable
qu'on ait encore veu dans la librairie de Paris, et elle y est connue
comme un prodige, et c'est une merveille sans exemple, qu'un
libraire dont toute la vie a eté accompagnée d'un travail & du
bonheur sans egal soit moins riche de 300000 l[ivres] – seulement au lieu que
parmi les autres marchands il est ordinaire d'y voir des fortunes
bien plus considerables mesme en dix ans de commerce.
      Mais que penseroit on du malheur de cette profession si on consideroit
tous les tristes exemples qu'elle fournit de gens qui n'y ont pas
travaillé avec moins d'honneur et de capacité que d'infortune ? On en
pourroit faire un recueil aussi gros que celui du malheur des gens de lettres,
et il en seroit comme un supplement d'autant plus convenable
qu'il semble que la fortune se soit particulierement attachée a persecuter les
libraires qui se font les plus distinguez par le scauvoir, par les ouvrages
et par l'amour de leur profession. Mais pour ne pas renouveller ce douleur
de plusieurs familles dont les plaies sont encore recentes, on se contente
d'ajouter a ce qu'on a dit de Mabre Cramoisy l'exemple d'Antoine
Bertier dont on a deja parlé. Il avoit imprimé 48. volumes in
fol., entre autres la Biblia Maxima en 19 vol., la Biblia Magna en
cinq dont il avoit donné l'idée et et le dessein au P. De la Haye Cordelier,
le Bibliotheca Cancionatoria Patrum en 8. volumes dont il avoit
fourni le plan au P. Combesis Jacobin, les Memoires du Cardinal
de Richelieu en 3 vol., qu'il avoit recueillis et verifiez lui-mesme
sur les originaux et fait ecrire la vie de ce Cardinal par le Sieur
Aubery et plusieurs autres livres qui venoient presque tous de ses propres
lumieres. Apres qu'il eut imprimé tous ces grands ouvrages
il lui arriva par le malheur d'une guerre de perdre cinq ou six
mille ecus en Espagne, et y ayant eté ensuite faire un voyage,
il traita en repassant par Bordeaux avec le Père Gonet Jacobin
pour reimprimer sa Theologie en cinq vol. in fol. sur laquelle il avoit


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lieu d'esperer qu'il repareroit la perte qu'il venoit de faire, et cela
lui eut reussi sans doute, Mais dès qu'il eut imprimé ce livre qui lui
revenoit a 18. mille ou 20. mille francs, les libraires de Lyon qui en
virent le bon succes, mais a qui la grosseur ne permettoit pas de le contrefaire
en seureté chez eux, s'aviserent de le faire contrefaire a Cologne par un
libraire nommé Friessen qui leur en envoyoit les exemplaires par
centaines a Lyon et ailleuers et d'où ils les faisoient passer en Espagne
et les y donnoient en meilleur marché que ceux de Paris ne revenoient
a Bertier, qui bien loin de profiter de son travail fut obligé de perdre
sur tous les exemplaires qu'il avoit envoyé a Seville et a Madrid
et de manquer le gain qu'il auroit fait sur deux autres editions.
Car les libraires de Lyon en firent faire deux impressions
a Cologne en 3 ans de temps, aussi bien qu'une de Tertullianus
??? qu'avoit imprimé Couterot a Paris en six volumes
in 4?. Cette concurrence & ce vol que les Lyonnais firent a Bertier
ayant fait echouer son edition, il se trouva hors d'etat de rembourser
les derniers qu'il avoit empruntez pour les avances de l'impression,
il perdit son credit, et tomba dans une telle persecution de ses
creanciers qu'il mourut prisonnier dans sa propre maison
par un accablement de chagrin que son grand courage ne put surmonter.
      Cet exemple arrivé il y a quinze ans entre plusieurs autres a
fait un tel effet dans la librairie que l'on n'ose plus entreprendre
de gros livres surtout en latin, et l'on est si convaincu du danger
qu'il y a que dès qu'on voit un libraire imprimer un livre latin
tant soit peu considerable, on peut asseurer que c'est sa ruine, et qu'il
perd immanquablement son credit. Ainsi chacun ayant pris le parti
des petits livres en notre langue, et n'aspirant qu'a trouver des
gens qui veuillent en faire pour de l'argent, on ne voit plus aujourd'hui
qu'une multitude de livres français, qui n'etant faits la pluspart
que de commande, sont ou fort chers ou fort mauvais, parce que les
habiles gens se font payer comme ???, et que les autres qui travaillent
pour peu de chose, ne songeant qu'a recevoir l'argent du libraire et
point a leur reputation, ne font presque jamais rien qui vaille.
Ce qui prouve bien que ce fameux Billaine avoit raison de dire
en deplorant le sort du malheureux Bertier que c'étoit un point d'où
l'on pouvoit lire l'horoscope de la librairie de Paris et de la littérature
en France, qui ne manqueroient pas de perir bien tot si le Roy et les
Magistraux n'y mettoient remede par une protection particuliere
en maintenant au moins les privileges et les continuations
contre le brigandage des contrefaiseurs, et c'etoit avec raison qu'il
trembloit lui-meme de l'entreprise qu'il venoit de faire du glossaire de
Monsieur Ducange, puisqu'il ne manqua pas d'etre contrefait en
Allemagne la mesme année qu'il fut achevé, et d'etre distribué par
les libraires de Lyon dans tous les lieux de leur correspondance.
On peut donc concluire de toutes ces choses que la pretention


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des libraires de Lyon n'est pas moins injuste que leur conduite est
criminelle; et que si ceux de Paris n'obtenoient la protection qu'ils
demandent il leur arriveroit ce que Cassiodore apelle le plus sensible
de tous les malheurs. C'est une chose bien dure ??? illustre ???
de se voir privé du fruit de son travail et de son industrie, au lieu d'une
juste recompense qu'on esperoit de ses soins, et souffrir injustement
quelque desavantage, Mais c'est eprouver ce qu'il y a de plus cruel
dans la vie, que de trouver sa ruine où l'on ne devoit attendre que
sa fortune.
      Aujourd'hui les libraires de Paris auroient a craindre l'???
du proces que leur font les libraires de Lyon en s'oposant aux prolongations
de toute sorte de privileges, si la decision etoit entre les mains de
juges ou prevenus ou peu instruits, non seulement du danger où
seroient exposées toutes les familles de la librairie de Paris,
mais encore les interests et l'importance d'un art qui est le
depositaire de tous les autres, des lois et de la Religion.
      Tous les bons princes ont toujours reconnu, que c'est par l'etude des
bonnes lettres que les peuples connaissent Dieu, qu'ils aprennent a le
servir, qu'ils scavent obeir aux souverains.
      Et cette connaissance les a toujours porté a proteger ceux qui se sont
apliquez aux sciences ou qui s'y sont rendus utiles en quelque chose.
Que ne doivent donc point esperer les libraires de Paris de la justice
et de la bonté du Roy, a la magnificence duquel tous les arts doivent
leur perfection, qui a une inclination tout singuliere a faire du
bien a [tous] ceux qui servent utilement le public, et qui est bien persuadé
qu'un Etat sans literature est un Etat sans bonheur.
      Apres cela qu'aprehenderoient les libraires de Paris ? Au contraire,
que n'ont-ils pas a se promettre de l'equité de Nos Seigneurs
du Conseil qui par des Reglements solides et dignes de leurs
lumieres retabliront sans doute le bonheur et la seureté dans une
profession, où ceux qui l'exercent avec honneur ont un si grand
besoin qu'on leur asseure les fruits de leur industrie et de leur
travail, et le repos de leurs familles.


[Left margin : quotation in Latin from Cassiodorus]


Transcription by: Luis Sundkvist/ Frédéric Rideau

    


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